le grand pot jaune

Dans notre salle, il y a un grand pot jaune de Claude Varlan.
Il n’y est pas exposé, pas présenté. Il est juste là, avec nous, posé par terre sur le carrelage bicolore. Debout. Il est présent et nous vivons à ses côtés.
Un pot ouvert qui pourrait être la cabane d’un enfant : il serait tentant de s’y cacher ! Nous le remplissons régulièrement d’affaires, de sacs, de papiers qui nous serviront un jour et qui, pour l’instant, le transforment en grenier.
Grand ouvert, il m’arrive à mi-cuisses et je ne peux pas en faire le tour avec mes bras.
Pour le bouger Je le prends à deux mains par la lèvre, ourlée, ronde, plus épaisse que le reste du pot tourné assez finement. Je l’attrape et le fait riper lentement sur le bord du cul. Je peux ainsi le déplacer sans avoir à le soulever. Même s’il ne paraît pas très lourd au regard de sa taille.
Le jaune qui le recouvre est très clair et mat. Un jus d’engobe, léger, fin qui n’altère pas le volume et ne cache pas les traces.
Quelques traits verts structurent un peu le décor. Tracés de gestes souples de haut en bas et retour vers le haut tout en tournant autour. Puis des taches, des coups de brosses fermes et décidés, et des traits de crayons gris. Des frottis orangés (de la peinture, peut-être ?) s’étalent comme sur les murs des cavernes. J’imagine les mains, doigts légèrement dressés décorant les parois. Qu’avons-nous vraiment changé depuis ? Mis à part le crayon à oxydes, on a du mal à deviner les outils qui ont servi à émailler. Rien d’académique en tout cas, peut-être de vieilles tasses, des vieux pots ou des pinceaux usés ? Tout semble choisi pour servir la matière des couleurs et la tendresse des traits. La lisière est mince entre le décor et la peinture.
Le corps tourne autour du pot. Le regard aussi se déplace, du pot au jardin, cherchant les marques ocrées des branches, les traits verts de l’herbe et le souffle du vent. Le vert aussi est pâle, liquide, coulant. Dégoulinant en verticales. Puis quelques impacts de vert plus fort, et des traces de colle (ici, tout est permis !).
L’intérieur est plus lumineux : une ambiance ocrée éclaire le fond orné de graffitis marron, terre de sienne brûlée. Comme sur le dehors, un impact vert. Une feuille arrachée, collée par la pluie.
L’émail est peu présent. Il brille par endroits, sur la lèvre, d’un jaune transparent. Ou peut-être qu’il se mêle à l’engobe jaune ? Des gouttes ponctuent le fond, témoins d’un travail rapide, peu soucieux de la salissure. Là encore, un peu de colle colmate une fissure qui a pu s’ouvrir au séchage. Accident de parcours, une cicatrice du temps.
Le geste de façonnage est maîtrisé, appris et répété jusqu’à le sentir libre. Mille fois refait sur le tour pour qu’il devienne banal et que la forme naisse sans aucune pensée. Le décor au contraire risque l’expérience, tente de s’échapper, laisse place aux matières et aux fusions provoquées. Le feu jouera son rôle. C’est cette alliance qui fait la beauté du monde des fabricants, savoir-faire et expérimentation, techné et poiesis.
Claude Varlan est potier. Aucune question là-dessus, aucun malentendu. Il fait des pots, des peintures. Il regarde. On ne peut pas faire si on ne sait pas voir. On ne peut pas construire de pot si l’on ne sait pas s’arrêter pour regarder.

Paysan, il sait beaucoup des plantes et des bêtes mais il sait aussi où sont accrochées les peintures de Joan Mitchell et celles de Cy twombly. Il a vu tout ça et ne renie rien. Rassemble au contraire en ses pots toutes ces images accumulées de nature et de musées visités : le potier du commun à l’ouvrage. Le travail est brutal, physique et toujours joyeux. Rien n’y est tu de l’âpreté de la vie. Mais il réserve aussi bien des surprises : la rencontre inopinée d’une couleur improbable, un trait inattendu, une fente laissée ouverte pour ce qu’elle évoque (Un peu de provocation n’a jamais fait de mal !).
Les formes, elles, nous rassurent. On les connaît déjà : des pichets, des jarres et des plats. Elles permettent, dans le calme, d’accepter les irrévérences. Il n’est pas question ici de respect des règles mais de découverte, d’exploration, de jeux aussi. Et peut -être de dissonance ? L’incongruité des traces de peinture sur l’émail brillant résonne comme les notes de John Coltrane. Tout est bon pour créer de nouvelles sensations, pour tenter de retrouver les émotions ressenties au lever du jour quand les nuages nous disent la journée à venir. Parcourir la campagne, c’est déjà travailler. Claude parle peu de son travail. Ou par métaphores, par images successives, ramenant toujours tout à ce qui le dépasse. Comme s’il n’y touchait pas ! comme s’il n’y était pas pour grand-chose. Il sait bien que ce qui compte, c’est ce qu’on cache le mieux … qui ressort dans le travail pour peu qu’on le fasse sérieusement. Alors à quoi bon signer si d’un coup d’œil on reconnaît l’auteur ? Si l’on voit ses colères et ses ravissements. Si l’on comprend d’emblée que ce qui nous construit c’est la fraternité. Il y a dans la poterie la simplicité qui échappe à la peinture. L’usage en est certainement la cause et quand, en plus, elle porte nos révoltes, elle s’érige alors en image sensible du monde.

J’ai connu Claude d’abord au téléphone. On s’appelait alors que je préparais une exposition dans laquelle une de ses pièces figurait. Rituellement il commençait chaque appel ainsi : « Salut, quel temps fait-il là-haut ? ». On ne pouvait se parler sans regarder le ciel. Il fallait prendre ce temps : parler du jardin et des animaux ; parler du monde. Seulement après, on pouvait évoquer nos petits problèmes d’artistes. Mais une chose était sûre entre nous : La vie, d’abord la vie !

Dans notre chambre, il y a un grand pot foncé de Claude Varlan.
Plus fermé que celui de la salle et recouvert par endroits de peinture rose, à faire pleurer les puristes de la chose ! …

Et puis…
J’apprends, alors que j’écris ce texte, que Claude est parti. J’étais pourtant sûr qu’il était immortel. Je ne peux me résoudre à parler de lui au passé. Claude est là, partout, dans les pots, dans les fleurs du jardin. Claude est présent. Toujours. Claude sera toujours présent.
J’aurais aimé croire assez pour lui demander à mon tour : « Alors l’ami, quel temps fait-il là-haut ? ». Mais je sais que maintenant c’est la terre qui le porte, comme il en a, finalement, toujours été.

PG été 2021