de l'inutilité des socles (août 1998)

Je me plais à imaginer que le premier geste potier fut de s'enduire les mains d'argile, pour en étanchéifier le creux des paumes. Premier bol le temps d'une lapée; première poterie indispensable à notre survie, intime modelage complémentaire de notre anatomie. Si le travail de la terre reste à priori une activité manuelle, le rapport aux pièces semble un rapport de toucher autant que de pensée. Issu des mains, le pot doit être porté, caressé des doigts, des joues, des lèvres. Sa lecture en est tactile. Le contact permanent nous informe des passages du feu et des traces d'outils; Juste un moment de silence pour remettre les mains sur les empreintes de l'auteur, se reglisser ainsi sur les traces de son corps, sentir ses décisions nerveuses, ses molles hésitations.

Reprendre place un instant sur l'anse du pichet et retrouver dans le bol le souvenir de ses lèvres. Juste un moment de silence pour imaginer, les yeux fermés, les couleurs chaudes et froides. Issu du sol, le pot revient au sol, simplement posé,. Mais pour les sacraliser, ou peut-être même pour essayer de les vendre, on posa les pots sur des socles, menuiseries plus ou moins branlantes, plus ou moins adaptées aux pièces qu'elles accueillent, remplissant les lieux. Comme des forêts de troncs coupés, éloignant les oeuvres à les rendre intouchables, juste contournables du regard si toutefois il n'y a pas aussi un verre pour les rendre inaccessibles. Défense de toucher! Interdit même de lécher, Juste le plaisir des yeux!

Mais ce plaisir n'existe sans l'intelligence des doigts et la caresse seule nous dira les douceurs de l'émail et les rugosités de la terre, les effleurements nous apprendront les coupures, les piq?res, les blessures, et c'est de l'ongle que l'on interrogera les écaillements et les décollements..Sans la main, qui le lit, le pot reste muet. Mais le risque? me direz-vous, le risque de casse à la manipulation, le risque d'abïmer?! ..Mais ce risque est inhérent à la pratique de la terre, nous procurant les frissons de la fragilité et puis, faudrait-il vraiment arrêter de vivre pour ne pas mourir ? car même si l'on casse, la poterie cassée retournera chamotte dans le corps du pot neuf échappant peut-être ainsi à toute transaction, et moi le matin je retournerai à l'atelier... pour m'enduire un peu les mains du souvenir des pots parcourus.

Philippe Godderidge