de la mutation des matières...

De la mutations des matières et autres phénomènes concomitants.

vendredi 03 novembre
Pour commencer, mettre de l’eau sur la terre sèche et mélanger. Transformer le mélange en une pate malléable, en une matière collante un peu plus froide et capable d’assouvir tous les rêves de formes que je peux porter. Terre rouge ou terre blanche ? J’ai choisi la couleur, avec la conscience que la rouge fut toujours la plus populaire, la moins attachée aux esthétiques bourgeoises des objets de décoration. La terre rouge est la terre des briques et des pots de fleurs. La terre de la céramique qui traine dans les jardins. C’est un peu comme si c’était la terre du début. Tout commence à l’ajout de l’eau. Le passage du fluide de la poudre au mou de la pate. Première transformation physique d’une matière désormais capable d’enregistrer tous mes gestes. Il y eut pourtant tant de bouleversements géologiques avant ça. Mais là, c’est de l’humain dont il s’agit … de la volonté de changer le matériau à des fins d’expression, qui occupera ma vie entière. Juste l’eau sur la terre. Passer par la boue, acmé de l’informe, de l’indomptable puisque la main ne peut la retenir. La boue rouge est scatologique. La merde sur les mains et son odeur de vase qui me projette dans les innombrables micro-changements des pourritures intimes. Ce seau de terre là servait à panser nos brulures. Il trainait à l’atelier, putride et nauséabond, témoin d’une vitalité jamais essoufflée et l’on s’en enduisait le corps sans prière. Avec la certitude que la terre seule allait pouvoir réparer nos erreurs.

Dimanche 05 novembre
Revenir au pâteux des magmas sourds et instables. Tout se jouera désormais dans la transformation. Former, déformer, transformer … Bouger sans cesse la masse de terre, de l’informe à la forme. Evitant, je l’espère, les pièges du conforme. Et trouver le chemin qui mène de la matière… au sacré de la figure. Transfigurer la motte initiale, la triturer me souvenant toujours qu’elle vient du jardin. En grande partie la terre que j’utilise vient de sous mes pieds. Pas vraiment du jardin, mais de quelques kilomètres et le filon passe sous la maison. Il n’y a qu’à se baisser, il n’y a qu’à se pencher pour la prendre et la sentir. Sentir la rouille qu’elle contient, sentir la sueur de ceux qu’ils l’ont extraite à coups de houe pendant des décennies. Je me souviens de la silhouette de cet homme qui marchait la terre en bottes ou sabots à longueur de journées dans les marches de Noron. Bèche à la main, il marchait pour les tourneurs. Affinant de jours en jours par retournements répétés les qualités plastiques d’une argile pourtant si néfaste aux yeux des paysans d’à côté. C’est cette terre stérile qui portera nos errances, c’est elle finalement qui me nourrira.

Lundi 06 novembre
Le premier gros œuvre fut de construire le four. Le ventre des rêves. Comme d’autres firent les athanors. On savait en le faisant que toutes les mutations allaient pouvoir s’y passer. On y cuisait ensuite jours et nuits démarrant au calme à 4H pour boucler la cuisson au coucher du soleil ; à l’embellie du soir. L’été, après une journée au four, je partais à la mer me baigner pour laver la suie et la poussière. Plus tard, je construisis un autre four à bois. Mais je ne m’en suis que peu servi… mes rêves déjà s’étaient déplacés. J’entrepris alors la construction d’un four à gaz qui me sert encore. Les cuissons devinrent moins définitives, plus répétées et je baissais d’un coup les températures de travail pour retrouver la fragilité des choses qui toujours me bouleverse. Le plomb dès lors, devint un compagnon de lecture d’une histoire qui allait me permettre de construire la mienne. Très tôt, dans l’histoire de l’émail, le plomb est présent. Très tôt il permit de faire fondre le sable et de rejoindre ainsi le mystère des fulgurites.

Mercredi 08 novembre
Je commence souvent mes textes en évoquant ces poteries du Pré d’Auge. Cette vision que j’ai eu au bazar Parisien : alignement de pots sur les étagères, installation simple et efficace. Le plomb y brillait et le cuivre par endroit s’irisait de mille couleurs. Mais ce qui me touchait le plus était cette relation entre le rose de la terre et le vert de l’email. Rose chair et vert de l’herbe. Rose mat de la peau et brillant du vernis. Le rose carné et la sonorité sourde des basses températures m’éloignèrent définitivement de la géologie pour revenir au corps … comme toujours.
Le plomb et la silice se transforment en eau à la fusion et ce glacis spectaculaire me transporte dans des paysages polaires incertains, des brillances infinies, lisses à les caresser. Des reflets si présents qu’ils deviennent parfois difficiles à regarder. Des miroirs de plomb dans lesquels le monde se reflète. A la fois froid et si doux, à la fois glacé et chaud comme les humbles culs noirs de manganèse. Jamais le plomb ne se transformera en or et même cette certitude ne m’arrête pas car je sais qu’au fond, tout ce qu’il se passe est bien plus précieux que le métal convoité. Et lorsque j’ai croisé ces potiers marocains qui démontaient les batteries de voitures pour en récupérer les éléments, vraiment, ils ne devaient rien à mes yeux, aux orpailleuses du Mékong dans leur quête de fortune.

Jeudi 09 novembre
Pourtant il y a eu et il y a encore tant de déceptions, tant de portes ouvertes sur les cuissons ratées ou insatisfaisantes qui m’obligent à les recommencer. Et l’élixir promis d’une vie éternelle qui sortirait de ce fourneau n’est en fait que le sens infini que je donne à ma vie. Point de grand œuvre ici, mais simplement l’ouvrage qui tous les jours tente l’ultime dessein, tous les jours me rappelle au charbon ! il faut réessayer, retenter la forme et la couleur pour trouver cette vibration particulière qui les liera et en fera sculpture. Tous les jours il me faut reconsidérer les résultats passés et chercher à les améliorer pour enfin retrouver la vision qui les fit naitre. Au départ il n’y a que l‘intuition, l’image furtive d’une pièce qui résout pour un instant le mystère qui se pose. Pas de concept à priori, pas d’idée, juste la sensation d’une chose possible qui passe par mes mains et qui se pérennisera au four. Pas de discours pré-établi ; le concept vient après l’expérience, il faut d’abord risquer d’empiriques hypothèses et les réaliser, pour en déceler l’étrangeté, débusquer la beauté toujours présente, même au plus caché. J’aimerais juste comprendre ce qui fait que la vie d’un coup prend un sens insoupçonné. Et le résultat du travail devient peut-être moins important que le fait même de s’y consacrer avec dévotion.

Dimanche 12 novembre
Le minium de plomb, au feu, commence par sécher, devenant orange un peu plus foncé. Puis jaunit avant de commencer à fondre par endroits. Premiers ilots d’une minuscule Pangée. Les premiers retraits s’opèrent transformant la couverte en une carapace réticulée qui tranquillement s’étale et se met à briller. S’inspirant de la glace comme ils s’inspirèrent plus tard du jade et firent les céladons, on cherche les brillances et les matières terreuses. Tous les états intermédiaires sont alors possibles et toutes les images affluent à nos yeux : les lichens, le bois, la chair, Les élytres irisées des coléoptères. La pourriture du monde. Le travail s’installe alors dans une totale confusion des règnes. Plus rien n’est repérable, des états de nature. Les certitudes s’effacent. Impossible de déceler ce qui définirait la matière. Du vivant, de l’inerte. La vérité est aux frontières, aux limites, dans les zones de porosité, les zones d’échanges où fleurit la diversité. L’émail est affaire de peau qui protège et sépare. L’interface fragile entre l’intime et le reste du monde, entre moi et la nature. La lisière de l’incertitude qui oblige le regard à l’interrogation constante. Le monde est alors flottant ; c’est pourtant la réalité qui me sert d’appui et c’est d’elle que proviennent les images sources. Reste à les transcender. Le four et mes mains sont là pour ça.

lundi 13 novembre
Tellement de transformations passées. Des premières cristallisations à l’usure des falaises, des premiers refroidissements du magma à la décomposition des pierres. La terre que je prends dans mes mains a déjà toute cette histoire en elle et les changements que je m’apprête à lui faire subir paraissent bien anecdotiques face à l’ampleur de ceux déjà vécus. Tout s’inscrit dans un cycle naturel infini où tout est toujours à refaire. Pourtant, le plus important est le changement qui imperceptiblement s’opère en moi jour après jour, à me fondre dans cette pratique. C’est une obsession qui me malaxe et qui me transforme. Petit à petit, je vois plus, mes yeux grandissent. Petit à petit je perçois de plus en plus de nuances de verts. Petit à petit mes mains sont de plus en plus aptes à ressentir les micros variations de textures, petit à petit, je ressens davantage le monde qui m’entoure.
La sensation me permet de comprendre. Le travail met en lumière, et s’y plonger quotidiennement implique forcément l’acceptation d’une certaine transformation de soi. Peut–être est-ce là, d’ailleurs, le seul but poursuivi ?

Mardi 14 novembre
Jamais seul. C’est toujours en compagnie que se passe toute l’histoire. La compagnie discrète des morts, d’abord. Ceux qui hantent l’atelier, avec qui le dialogue silencieux s’installe sans pudeur : Fontana, Chojiro, et les potiers préhistoriques, Voulkos, Chaplet, Henderson et bien d’autres, sont constamment présents et partagent toutes mes questions. Et puis la compagnie des frères et sœurs de luttes, ce qui ont su faire les même choix que moi ou presque, car même si les formes diffèrent, les positions de résistance restent communes. Alors d’égal à égal on parle d’engagement. On parle aussi des doutes et des difficultés. Des murs que l’on cherche à écrouler et qui n’ouvrent que sur d’autres murs. Et des mares de boue que l’on franchit. Il faut aussi dire les fausses routes et les hésitations, rien n’est gagné d’avance. L’atelier est le lieu des connivences intemporelles. Là où règne la fraternité. Le lieu où tente de s’exprimer la beauté déroutant les envies paresseuses. Je veux parler, bien sûr, de la paresse du regard, de la paresse de la pensée qui nous ferait imaginer qu’il est plus simple de faire comme les autres. Ou simplement, de faire sagement, ce qu’on attend de nous.

Jeudi 16 novembre
Y-a t-il une âme au cœur des pierres comme il y en avait au centre des billes en terre? Un petit noyau dur indestructible… Les pierres que je cherche ne sont pas philosophales mais simplement philosophiques. Elles illustrent ma pensée, jalonnent mes expériences et enferment de terre cuite le vide commun à tous les pots. Cuire la terre de cuissons en cuissons et accéder ainsi à l’irréversible. Retrouver par là, la structure des montagnes et simplement refaire ces cailloux qui nous apprendront ce qu’ils savent de nous mêmes. Plus solides que nous, ils s’effriteront moins vite mais retourneront de toutes façons au grand concert des sables. Comme nous retournerons en terre. Cuire de la terre c’est s’inscrire dans un temps parallèle, un temps où les changements paraissent accélérer les choses mais où le monde finalement se ralentit pour nous laisser le temps d’attendre.

samedi 18 novembre
Les pommes sont pressées et le temps d’un coup a viré au froid. L’automne s’installe alors que le bois pour le poêle de l’atelier n’est pas encore rentré. D’année en année les choses se répètent au rythme des saisons et des expositions. Rien n’est jamais figé. Et tout constamment se transforme de jour en jour. Alors qu’est-ce qui se transforme le plus de moi, de l’atelier ou des matières que je mets en forme ? Tout, en fait, est susceptible de changer. Et les mutations que je fais subir aux matériaux ne sont que l’image de celles que je m’inflige. Puis-je vraiment le voir ? Nous travaillons dans le noir comme ils le firent dans les cavernes … mais le noir est en nous. Et constamment nous essayons de l’éclairer à grands coups d’émail. A grands coups de feu, nous essayons d’illuminer nos histoires.

PG;2017