Jean-pierre viot et Haguiko

"Quand tu as ton pain de terre devant toi, là, tu es libre!".
il y a quelques années, Jean-Pierre Viot prononçait cette phrase au cours d’une interview que je faisais de lui. Depuis, elle me trotte dans la tête et régulièrement à l’atelier, devant ma terre et les incontournables questions posées, j’y repense en souriant.

Je garde en moi beaucoup d’images de son travail. Autant du sien que de celui d’Haguiko. Je me souviens de ces fontaines en grès d'une géologie baroque que j'ai pu voir dans les pages de la "céramique moderne" alors que je devais encore être à l'école. Elles sont là, rangées dans le catalogue rêvé d'une céramique qui a constituée le socle de mon histoire … La première rencontre s’est passée sur un salon alors que je faisais le tour des céramistes qui pratiquaient le raku. 1981? … Jean-Pierre Viot y exposait un mur, qui déjà manifestement, remettait en question le format habituellement restreint, des sculptures de raku. Tout démarra devant ce mur (présenté plus tard lors d’une exposition à Caen) : un coup de balai qui levait la poussière de la tradition, envoyant un clin d'œil aux américains, leur disant que l'on pouvait nous aussi digérer leur peinture … Que cette histoire était notre, autant que leur, et qu'elle nous bousculait autant qu'elle avait cassé les préceptes de l'art de l'autre côté du monde. Devant ta terre tu es libre! … et balai à la main, tu peux émailler librement! J’ai eu, à ce moment, le sentiment d’une permission donnée … peu d’œuvres nous ouvrent les portes.

Nos premiers partages eurent lieux à Ruffec le Château. Autour du four bricolé, comme Soldner nous l'avait montré quelques mois plus tôt. À cuire, en compagnie d'Haguiko, des Kimonos qui me semblaient alors, eux aussi, démesurés.(Ce fut je crois, notre première rencontre avec Haguiko.) Le passage aux basses températures ne pouvait résoudre Jean pierre au petit format. Les grandes pièces se suivaient et chaque fois me questionnaient, apportant aussi des réponses possibles à tout ce que j'entrevoyais des difficultés que j'allais rencontrer. De son côté, Haguiko entamait, avec grande discrétion, un chemin qui l'emmena rapidement loin du Japon d'où elle arrivait. Un chemin de terre cassé, brûlé … un chemin où d'un coup la cuisson s'accommode d'une résine transparente, transgressant les sacro-saintes règles de ce qui me semblait être la grande céramique orientale, sans peur de l'incongruité. La marque d'une affirmation sans conteste où silencieusement les dessins et les collages préparent d'intimes révolutions. Les chemins d’Haguiko restaient ancrés au sol … ceux de Jean-Pierre, alors, se risquaient au ciel.

Jean-Pierre Viot et Haguiko … Très vite, on amalgame! Très vite, dans nos esprits, l'une suit l'autre, comme attachée. Puis très vite on les reconsidère singulièrement, l’un à côté de l’autre, pour bien marquer la différence. Bien faire entendre que, quoique si proches, ils savent toujours où sont leurs propres histoires, y compris les parts communes, les lieux partagés, les projets qui mêlent leurs sensibilités au point que la signature devient une à nos yeux. Mais c’est parce qu’ils sont, chacun, sûrs que les démarches artistiques sont forcément solitaires, qu’ils ont pu construire, dans le temps, leur univers commun.

Difficile pour nous de parler de l'un, ou de l'autre, sans évoquer les deux … et pourtant on y revient toujours … La peur sans doute, de perdre de vue la singularité sur laquelle se construisent nos spécificités … Eux, n'ont pas l'air d'en avoir peur. Ils jouent avec, et passent de l'une et l'autre, au couple, comme si la création se jouait de tout ça : ce qui compte c'est ce qui reste! ce qui apparait de leur travail et de leur vie, ce qui s'inscrit d'eux dans notre histoire. Ce qui compte, ce sont ces images qui restent gravées de toutes leurs pièces qui jalonnent ma route … bornes de terre cuite entre lesquelles je me dirige et qui m'aident par moments à éclaircir mes doutes. Les pièces de Jean-Pierre sont toujours chargées de beaucoup d’énergie, celles d’Haguiko tranquillement me ramènent au calme. Leur présence est constante.

Ce sont d'abord les gris et les noirs qui restent en mes yeux … les noirs des terres enfumées généreusement sous les couvertures mouillées, et le gris de l'émail blanc lavé, qui les accompagne. Longtemps ces principes furent déclinés, s'accompagnant de petites pointes de couleurs timides qui un jour écloront à nous faire envie. "Les tulipes". Loin du japon, elles gueuleront l'oxydant! … Puis les bleus d'Haguiko d'un horizon modelé, fini comme un monde à lui seul. Les bleus vers les verts en flaques, souvenirs de Monet … flaque d'émail informe, déjà nommée "nuage". Ces gouttes de couleurs apparaissent aussi dans les images qu'elle émaille; dessins de terre, illustrations d'un monde sans perspective dans lesquels les plans se chevauchent … gravures devenant le livre même. Livres devenant bibliothèque. Haguiko projette. Elle imagine et suit une idée qui du dessin devient forme. Jean-Pierre, lui, avance avec intuition. Il travaille courant après l'image rêvée d'une céramique idéale … surprenante et belle! Toujours belle! Céramistes, ils n’ont jamais renié cette qualité, essayant au contraire de montrer qu’il est toujours possible de faire œuvre aujourd’hui d’une pratique plus de dix fois millénaire. Tout naît dans l'atelier, toute la vie concentrée sous le même toit. Le travail, les amis, les repas, la couche. La céramique y trouve ses sources sédentaires et ce n'est qu'aux cours d'expériences extérieures - en usine, ou dans d’autres ateliers - qu'elle se risque à quelques pistes nomades … des déracinements nécessaires, sans doute, pour mieux revenir. L'atelier s'étale sous la maison. Coltrane joue. La musique inonde les lieux de travail. Elle est présente … toujours, partout, et s’offre aux sculptures en attente. C'est par l'atelier qu'on entre, car c'est là que ça se tient … là, que toute l’histoire est mise en commun, là que la complexité du monde se construit sans magie, sans secrets … dans la banalité espérée d'un travail quotidien. Fidélité nécessaire au lieu et à la pratique autant qu’aux amis.

Puis les pièces virent au blanc, et les nuages deviennent … carrés. Ces "blancs … ou presque", viennent des givres de l'hiver ... j'ai les ai vu souvent sur la mare, ces blancs, recouvrant les foncés du sous-sol, les matins à la levée du jour. Ils donnent à la sculpture le poids de ses volumes. Les blancs durs de la glace semée de rosée cristallisée qui s’étalent en couleurs et craquent sous les pieds … la main nous en dira les douceurs … Mais les peuples de la neige savent que LE blanc n’existe pas! Il y a des blancs comme il y a des nuages : indéfinis, multiples. Des blancs qui se souviennent des bleus sourds du ciel, et qui d'un coup recouvrent la terre en toute évidence. Ceux-là deviennent communs, partagés et passent d'un travail à l'autre. Jean-Pierre en recouvre ses pièces modelées. Paysages divers dont parfois la forme nous rappelle le pied, puis la chaussure qui éprouvera les hectares d'une nature sensible. Existe-t-il d'autres sources que les sensations vécues parcourant la campagne? Promenades les pieds dans la boue des labours betteraviers, la tête dans les nuages … Dans ceux de la compagne tant les démarches se suivent et s'imprègnent amoureusement. Les blancs de Jean-Pierre semblent parfois plus lumineux, plus brillants, plus cuits peut –être? … est-ce une illusion? Ceux d'Haguiko se chargent d'ombre et de gravité, ils se nourrissent de vide et de silence. Plus secs, se grisent parfois de couleurs sous jacentes et radicalement, répondent aux roches noires qui ponctuent son parcours. Existe t il un blanc de l’ombre ? Un blanc qui côtoierait le noir sans jamais le contredire … un blanc complémentaire dont la complexité chromatique n’aurait aucune limite?

Tout pourrait être minimal, s’il n’y avait le plaisir incontournable de travailler. L’intérêt face au risque toujours répété de la fabrication … Au diable les concepts! Laissons cours à la main, les yeux … le projet peut d’un coup laisser place aux imprévus! : faire forme de toute terre, de tout feu. Une pirouette dans le titre, et le corps prend sa place dans les aupoportraits. La sculpture est physique. Se décline en solo, construite d'allitérations, de modulations, de changement de rythme et de contrepoint. Youn Sun Nah chante - franche, comme l'émail - 1/4 de ton. Être là, juste à côte de ce que ce devrait être, surprendre le regard par un doré inattendu qui relèvera le blanc, citant avec humour les grandes heures de la porcelaine royale ; rajouter sur le volume une forme comme un clou… comme on achèverait une porte. La sculpture chez Jean-Pierre est abstraite presque par définition. L'aventure du modelage suffit à définir la forme, suffit à investir l'infini des possibilités. « Devant ton pain de terre, tu es libre ! ». Reste à se laisser embarquer, ne pas avoir peur des choses vues, et rêver de formes émaillées dont on ne pourrait plus se passer, des formes indispensables à nos yeux qui nous feraient lire le monde d’un point de vue plus poétique, plus juste, alors. La sculpture est désir, attachée à la vie; elle nous emmène dans les replis intimes d'une histoire à peine dite, tant les mots sont impudiques. Un petit trait à gauche dans l'espace du carré : Haguiko dessine, grave le dessin dans la terre encore tendre - Silence – Elle a su garder ça du japon : le nécessaire détail. La sculpture rappelle, suggère les moments passés, les instants vécus … et par le vide qu'elle enferme, garde le secret. Il faudrait la découper, trouver en son sein ce qui la constitue … trancher les nuages comme s'il était possible de labourer la mer. Retrouver en eux les orages silencieux ; le geste est là … symbolique peut-être? étrangement magique. Tout est dans la nuance et dans la possibilité d'un contraire qui enrichira l'histoire. Blanc et jaune citron, nuage et pavé, la sculpture et son ombre. Impossible de tous les nommer. Je pourrais pourtant en citer beaucoup, des chemins, des tabourets, des boites, des bols et des coupes, des plaques dessinées et des formes indicibles … et d'autres, dont j'aurais beaucoup parlé : tulipes et nuages … Il me semble que je les connais toutes et qu’à chaque fois, sans hésiter, je peux dire si Elle ou Lui, les a fait naître. Pourtant, leurs mondes sont poreux, ouverts aux influences mutuelles. Alter ego … les différences viendraient des sources, des histoires constituantes : l’Un rencontre les images de l’Asie, l’Autre s’en éloigne.

Sur les étagères de notre maison s’entassent, dans une accumulation non maitrisée, les raccourcis de nos amours. Tout ce que les autres appellent « le bazar » : les céramiques y côtoient les livres … indispensables!, et quelques objets ramenés de voyages … Les bols attendent qu'on les saisisse. On ne peut s'empêcher de penser au Japon. On ne peut s'empêcher de revoir Haguiko arrivant et trouvant enfin place loin des règles établies. Pourtant ces bols n'ont plus rien de sacrés. Ils sont posés, simplement, témoins d'une intarissable envie de fabriquer d’humbles objets … alors que d'autres, rageusement, vont s'écraser sur les murs des musées, cherchant à montrer des formes que seuls les potiers connaissent : des accidents, des ratures, ondulations des lèvres comme les algues au courant. Bouches ouvertes, ils s'exposent en portrait. La couleur est dedans, pourtant elle apparait… criant. Bols, lèvres offertes ; qu'y aurait-il de plus désirable? Les rouges et les jaunes, quelques violets aussi, à mille lieux des couleurs sorties des grands anagamas. Tout est dans la rupture. Trouver plaisir à déranger les habitudes prises, d'un regard assoupi par les attendus du bon goût. Accepter ce qui vient, preuve vitale de nos histoires. Quelques notes de Joan Baez emplissent à nouveau l’atelier : « we shall overcome ». Ne jamais s'arrêter. Il y a tant à faire, tant de formes à rêver, tant de choses à cuire encore. La céramique est un combat, ils le savent et militent de marchés en biennales et d'écoles en symposiums, ils énoncent leur absolue croyance. Convertis, qu'ils sont à la lutte. Sûrs, qu'il n'est d'autres issues que celles de l'art … Nous triompherons !

P.G. printemps / automne 2013

PG 2013