Desvres

Tout pendant qu'elle parle, elle refait les gestes mille fois répétés à l'atelier, mille fois refaits. La camera passe de son visage à ses mains. Pierrette Coquet était décoratrice et entre autres choses, faisait des fleurs pour les pièces mortuaires, le mobilier funéraire, et pour certains vases des fabriques de Desvres. Elle raconte et ses mains nous montrent à force d'habitude comment elle pinçait les pétales, comment elle lissait les feuilles. Elle parle de l'ambiance de l'atelier, des copines, mais ses mains ne parlent que d'elle. Elle et la terre, elle et les fleurs. La mémoire est inscrite dans le corps, presque à ses dépens et c'est sans s'en rendre compte que ses mains reprennent le travail qu’elle a pu faire tous les jours, toute sa vie. On imagine alors les milliers de fleurs, les centaines de bouquets réalisés dans ces manufactures. Anne Verdier m’avait prévenu que ce petit film passait dans le musée de Desvres. Nous l’avons vu ensemble alors qu’elle venait de réaliser les premières sculptures de cette série.
Elle avait pour ça, contacté les établissements Herbeau, seule fabrique restée ouverte en ville. Seul endroit où la céramique vit encore sur tout un territoire socialement dévasté par les crises successives et l’arrivée massive des matières plastiques. Elle y a rencontré les quelques ouvriers encore actifs, riches d’un savoir-faire toujours transmis et toujours réinventé. Conscients d’appartenir à la corporation, ils fabriquent là-bas une céramique dont on ne peut parler : La céramique de bas-étage, les toilettes, les sanitaires, les cuvettes de chiottes et autres urinoirs. Rien de bien ostentatoire, rien de luxueux. Une industrie du besoin qu’on évoque sans fierté. L’extrême précision technique des résultats demande beaucoup de connaissance des matériaux et il en résulte beaucoup de perte. Mais la beauté vient souvent des rebuts, il faut alors rechercher les qualités cachées dans les tas rejetés.
Par tous ses amalgames Anne tente de montrer l’invisible, l’irregardable et se tourne vers ce que l’on évite. Elle fouille dans les ruines du monde, visite les coins sombres, les petits-coins. Arpente les cimetières de pièces et récolte les laisses de vies entassées pour les broyeurs. C’est un travail d’orpailleuse que la céramiste entreprend alors : regarder, fouiller dans les bennes, trier, comparer et garder les pépites qui seront sublimées.
Elle ramasse les morceaux et en fait des bouquets. Tout est repris dans son four, recuit et magnifié pour renaître en sculptures fraternelles, comme les fleurs de la décoratrice.
Pourtant, pas de pétales mais des restes de canaux, des trous, des orifices. Les voies prévues pour les écoulements draineront les humeurs des cuissons. Les vasques ne recevront plus dès lors, que des flaques d’émail.
Les ouvriers des porcelaineries savent bien ce qui est nécessaire. Ils savent la précision du geste, l’épaisseur de l’email, ils savent les courbes de cuissons qui protègent des déformations et possèdent en eux tout ce qui constitue les règles d’une fabrication normée et techniquement indépassable. Ce sont là toutes leurs valeurs, les derniers bastions d’une culture manuelle, d’un savoir ouvrier. Reconnaître ce capital est déjà leur rendre hommage. Nées de cette attention, les sculptures d’Anne Verdier prennent là leur dimension sociale. Affirmant leur appartenance à ce monde du faire, du faire malgré tout. Malgré les écroulements, malgré l’invisibilité. On peut toujours reconstruire le monde des morceaux abandonnés. On peut toujours fabriquer et réinventer les règles d’une esthétique de l’après. Le chaos est témoin d’une histoire qui s’effiloche, mais par la main il devient regardable, admirable, sans oublier pourtant la tragédie des pertes.
Anne verdier est artiste, elle voit et nous raconte les oubliés, les ouvriers de Desvres, les prisonniers de Roanne, Elle cuit pour remettre leurs vies en lumière. Faire de la céramique c’est prier les Humains. C’est montrer à quel point les savoirs étaient importants, à quel point ils mettaient en avant, des histoires simples de vie qui depuis, en bien des places, se sont délitées.

Le constat est amer dans les villes industrielles : Les fabriques ferment, les femmes et les hommes dérivent alors dans des lieux sans raison. Restent les sculptures d’Anne Verdier : des conglomérats qui ne s’encombrent pas de la tradition. Des assemblages brutaux laissant apparaitre des détails de l’histoire. Les sculptures portent le nom de la ville où elles sont nées en témoignage respectueux. Posées simplement sur le sol, elles se livrent présentes, amicales et terriblement actuelles.

P.G.