de la pratique avant toute chose

De la pratique avant toute chose.

texte lu la première fois au musée Ariana Gnenève le 06 juin 2013.Quelques mots de :Joao Fiadero (chorégraphe) émaillent le texte. Ils sont écrits en italiques et éparpillés au hasard. 

Artiste pluridisciplinaire. J'ai entendu ça à la radio : « untel, (je ne me rappelle plus son nom) : artiste pluridisciplinaire! ». Moi qui ne suis qu'un monomaniaque obsessionnel, ne serais-je alors qu'un artiste « disciplinaire »? Quelle étrange appellation, «la discipline artistique », alors qu'il n'a jamais été question que d'indiscipline et de désobéissance.  

La céramique a toujours eu du mal à être considérée autrement que comme à côté … reléguée des fois au département des objets d’art, classée dans les arts industriels … s’en réclamer relève, par moments, de la provocation.  /accepter le vide /  Je suis toujours surpris quand certains artistes se présentent par ce qu'ils ne sont pas ; par défaut ... « je ne suis pas céramiste, vous savez » ; une artiste m’invitant à regarder son travail en céramique, m'a dit ça un jour ... je lui ai répondu : « ça se voit! » …  elle est partie un peu vexée. Il aurait fallu dire : "mais ce n'est pas grave, on s'en fout!" … mais je ne m'en fous pas. / mesurer la violence du regard / Comment pourrais-je m'en foutre d'ailleurs, alors que toute ma vie est construite autour de cette obsession ? Il m'est important de dire que tout mon travail vient de cette pratique. Qu'il trouve ses origines dans son origine artisanale. Toute ma perception du monde est liée à ça et au temps que je passe à l'atelier. Ce n'est pas en niant les choses qu'on les offre au regard.

Il faut juste accepter ce qu'on est … Et nous sommes ce que nous faisons. / inviter l'inconnu /  Le rapport spécifique au temps, qu'entretient la céramique, me permet de mettre en place un univers où la lenteur serait normale … c'est une question de résistance (éminemment politique !) : trouver son propre rythme, ne pas se laisser imposer une frénésie qui nous ferait oublier de réfléchir. S'éloigner du troupeau. Garder la volonté de ralentir quelles que soient les pressions ressenties … Tout s'étire. Le regard se pose  sans empressement. L'attente devient le temps de création : j'attends que les pièces sèchent, j'attends que le four monte en température, j’attends que les couleurs se développent en refroidissant. Ralentir constamment. Même si les techniques que j'utilise paraîtraient extrêmement rapides à quelqu'un qui aurait appris la céramique il y a quelques décennies. Le choix des outils va dans ce sens, il participe à la mise en place du vocabulaire. Refusant la banalisation, refusant le nivellement du discours provoqué par des outils « tout-faits » qui auraient la fâcheuse tendance a écrire les mêmes choses. Ou au moins, à les écrire de la même façon. Alors je fais mes fours, mes outils, mes pinceaux, tentant de les faire avec sens, pour que tout, autour de moi, devienne aussi sculpture. Ce mélange d'un archaïsme voulu et de technologie contemporaine me permet d'accéder à des  qualités de temps si particulières. / ne pas laisser tomber l'axe/. Ralentir, pour trainer à l'atelier. Trainer, car c'est  dans ces moments que la pensée se construit … petit à petit, d'année en année, elle se construit d'expériences et de travail. A l'inverse, peut-être, d'une démarche conceptuelle, c'est l'expérimentation ici qui fournit matière à la pensée. La pensée nait de la matière même, de sa capacité à résumer le monde.  Interrogeant les grandes notions : l'abstraction, le rapport à l'accident, à l'improvisation … et surtout : le désir de faire! … on est loin des idées qui brillamment pourraient répondre à telle ou telle opportunité. Il s'agit d'un inconditionnel et incontournable travail,  d'une nécessité absolue qui tous les jours m'embarque à l'atelier dans une histoire totalement vécue. Et qui, au bout de bien des années, constitue une véritable façon d’être. /Il faut accepter la possibilité du vide / Quoiqu'il se passe,  la seule réponse que je puise apporter est  artistique ... Le temps se déroule  entrainant avec lui une réflexion menée par une action sans cesse  renouvelée : je travaille donc je suis.  Je fais de la céramique comme je peux vivre d’autres  engagements : avec conscience qu'on ne peut se passer d'une constante critique de la pratique même, pour ne pas sombrer dans un corporatisme qui de toute façon ne serait qu'hors sujet. Alors, je fouille dans nos mythologies, convoque Palissy, Chapelet ou Onisaburo. J'essaye à leur côté de tracer un trait comme a pu le faire Gasiorowsky. Une marque qui nous remet au contexte de l'histoire. Je fais, parmi les autres, parmi tous ceux qui déjà ont fait, tout ceux qui ont passé ces moments de silence, à côté des fours, quand le jour pointe et que l'on sait que la cuisson arrive à son terme. Ces moments là ponctuent nos vies. Loin de la bousculade des hommes. Loin du tumulte, ils nous rapprochent… comme une constante de l’humanité, cultivée depuis l’aube : je mange, je dors et je cuis de la terre … et je dors et je rêve que je cuis de la terre … dans le calme de l'atelier. Le bruit sort de l'atelier, il n'entre pas ! ou si peu … seuls les bruits des animaux, les appels des agneaux, le chant des pinsons. Les vaches aussi qui meuglent dès qu’elles me voient bouger. Des sensations qui me nourrissent et me permettent par moment de tenter de connaitre un petit bout du monde. L'atelier est le berceau des sens, le ventre du réel,  là, où les expériences  prennent formes et où la sculpture se construit des gestes, des actions, de la relation corporelle que j’entretiens avec la terre … tout est déjà contenu dans ce duel pacifiste et parfois brutal. S'imprimer. Transformer, déformer pour former les rêves. La terre est molle, le corps suffit souvent et se passe alors d'outils … Modelage. Les mains dans la terre captent les informations, essayent de retranscrire tout ce qu'elles en apprennent et construisent le monde à partir de quelques sensations précises ressenties. Les grandes découvertes viennent souvent de l'observation des principes vivants … et d'une certaine intuition. Regarder ce qui se passe. M'échapper des projets  pour redevenir errant. Il faut perdre le sentier, nous dit Penone, le perdre pour le reprendre. La pensée digresse, voyage, s'éloigne des lignes précédemment tracées et la sculpture alors se construit par rencontre, par accident. Le cheminement peut être complexe qui mène au résultat. (Si toutefois le résultat est le but) Il faudra, bien des fois re-cuire et re-cuire encore jusqu’à ce que l’émail se surprenne lui même, à réagir d’une fusion étonnante. Non préméditée, provoquée par quelques gestes non académiques.

Tout est prétexte, tout est source, l'attention est constante à pouvoir capter ce qui me servira. Le réel, encore et toujours, est au départ de ce que sera la pièce, révélé par les expérimentations les plus infimes … invisibles, des fois, mais toujours  provoquées pour les  regarder au plus près et les transformer. Faire œuvre. Faire des pots, des briques parce que je suis en vie. L'atelier est le lieu des mutations mises au jour. Le lieu de la fabrication. Fabriquer, c’est faire place à la matière pour ce qu’elle nous enseigne de nous-mêmes.

C'est Palissy encore (humaniste pluridisciplinaire !) qui pour la première fois appelle son laboratoire : l'atelier … de là, à penser que le premier artiste  était un céramiste! Comme le premier sculpteur fut un sculpteur de terre ! Trois cent mille ans qu'on malaxe, vingt mille ans qu’on tente de cuire et quatre ou cinq cents ans peut être qu’on a la conscience de le faire en artiste. Je ne l'ai jamais vécu autrement qu'avec cette évidence. Je fais de la céramique car il n'y a pas d'autre solutions, il n'y a pas pour moi d'autres possibilité de connaissance et d'appréhension d'un monde qui me parait toujours si difficile à cerner. L'art n'est pas un outil, pas une arme, il est le combat et la céramique en est un des champs possible. Est elle assez contemporaine ? Cette question a-t-elle un sens ? Il appartient aux commentateurs de le dire. Moi, je fais avec, sans chercher à l'élever au-delà de ce qu'elle peut elle-même servir. Essayant juste de construire un peu de cohérence dans ce qui fait ma vie. Alors camarades ! continuons le combat ! Modelons, cuisons  tous les jours,  pour que nos rêves durcissent au feu, et qu'ainsi jamais, au vent, ils ne s'effritent.

  

PG juin 2013