Rouge, la terre

18 apr. 20

Faire des pots avec la terre des pauvres …

J’ai depuis quelques années fait le choix de la terre rouge... Un choix réfléchi qui s’imposait devant la lente invasion de la porcelaine et de sa pureté feinte. Sous le potager de la maison dort un des prolongements du filon de terre de Noron-la-poterie ... terre à briques, terre à carrelages et à tuiles qui a fait aussi les riches heures de la poterie du Bessin : les dame-jeannes, les saloirs, les écuelles et autres cruchons à calva. Noron-la-poterie (14) fut au début du XXème siècle un des foyers de la libre pensée ... Les potiers à cette époque luttaient contre l’emprise de l’église ; le doute contre le dogme. Enduits de terre rouge, ils produisaient une poterie populaire de première utilité. Nulle grandiloquence, nul paraître, juste la nudité du pot et des briques. Un peu de sel pour faire briller. Le peu d’argile blanche qui effleurait dans les carrières servait au décor. Pour les grandes occasions et les démonstrations sociales. De son côté, le kaolin extrait sur la commune des Pieux (50) , partait lui pour Valognes puis pour Bayeux (14) et sa porcelainerie. Bayeux appartenait presque exclusivement à l’évêché et c’est dans ce contexte que s‘est développé la porcelaine aux décors bourgeois qui ornait les tables des plus riches et des gens de pouvoir. Valognes était devenue une bourgade où la noblesse de province avait ses hôtels particuliers. On la disait « le Versailles Normand ». Les porcelaineries par endroit, devinrent royales et ne servirent plus qu’à mettre en place l’image de la noblesse … réceptions, banquets, tables dégorgeant des mets les plus rares, vaisselle fine.
La révolution fut l’apanage de la bourgeoisie. La faïence accompagna cette montée en puissance. D’abord produite de terre rouge (la terre des origines). Elle fut enduite d'émail blanc pour se fondre, avec vanité certainement, dans le sillage des nobles. Pour finir, la faïence fut produite de terre blanche … comme les grands ! Les potiers de terre rouge restaient les campagnards, les potiers paysans. Certains par ici, ne faisaient des pots qu’à la mauvaise saison, qu’ils revendaient aux potiers installés, des fabriques de Noron. Dans la plus grande pauvreté, dans le plus grand dénuement. Je ne peux pas croire que les gens qui utilisent, à l'heure actuelle, la pate à porcelaine ignorent cette histoire. Les manufactures de Limoges furent le théâtre des premières grandes grèves ouvrières … les rouges contre les blancs, les ouvrières contre les patrons. On ne peut l’oublier, et les questions restent entières : Quelle esthétique sert le matériau ? De quelle histoire se constitue-t-il ? La plupart des céramiques produites en porcelaine portent encore cette image de la réussite : des émaux maitrisés, des formes qui frisent le défi technique, la propreté des résultats sans bavures et sans accidents. Peu d’artistes lui tordent le cou. Peu jouent vraiment à dénaturer cette matière et à la sortir de ses attendus. La plupart servent alors encore cette esthétique dominante qui ne domine plus les grands repas (quoique), mais les galeries branchées. L’ère de la porcelaine blanche est en marche, et moi, je marche à côté. Du côté de l’impur. Je préfère toujours le doute au dogme ; et le rouge taché des pots de fleurs au blanc immaculé des porcelaines royales. Je préfère toujours l’accident et l’imprévu à la réussite. Je préfère la terre à la pâte. Car il y a dans la terre l’écho des plantes du potager. Il y a la marque de la vie et le souvenir de ce marcheux de Noron qui, à moitié aveugle, marchait la fosse à terre de long et large, préparant l’argile pour les tourneurs. C’est cette histoire que j’aime. L’histoire des potiers et pas celle des patrons de manufactures. L'histoire du Pere Hamel, dernier potier de Saint-Jacques-De-Nehou (50), qui me racontait qu'enfant, le jeudi, il tournait la manivelle du tour paternel car c'était le jour des grandes pièces. L’histoire des artisans et des ouvrières qui se révoltèrent et pas celle des ingénieurs. L’histoires des rouges… mais des rouges de fer ! Car c'est cette présence qui fait la différence. La présence du minerai, l'impureté, la rouille, la présence des mineurs. La saleté des pauvres contre l'immaculée conception.
Voilà pourquoi je laisse toujours visible un peu de terre nue sur les pots et les sculptures … Pour dire mon attachement au lieu rouge des racines.

image: bol, terre vernissée avril 2020